Entretien avec Daniel Boy

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Daniel Boy, directeur de recherche émérite au CEVIPOF, étudie les perceptions relatives à la science et aux risques technologiques. Il connaît bien le Baromètre IRSN et l’utilise régulièrement dans le cadre de ses travaux. Il a bien voulu nous consacrer un peu de temps pour cette première interview de « Regard croisé ».

1 Pouvez-vous décrire rapidement votre activité et ce qui vous amène à utiliser le Baromètre IRSN ?

Daniel Boy – J’ai travaillé pendant toute ma carrière de chercheur sur les rapports entre science et société. Comme je suis dans un laboratoire de science politique, j’ai aussi travaillé sur des problèmes connexes, notamment sur l’écologie politique. Le thème science et société a toujours été crucial pour moi. Par ailleurs, j’ai toujours travaillé, ce qui n’est pas tellement fréquent dans notre pays, à partir de données empiriques, c’est-à-dire à partir de données de sondages quantitatifs ou qualitatifs. J’ai notamment travaillé sur des grandes enquêtes sur les représentations sociales de la science et de la technique. J’ai donc croisé les sujets d’intérêt de l’IRSN, puisque les représentations sociales autour du nucléaire, et plus largement d’ailleurs la perception des risques, a été un sujet sur lequel je me suis orienté depuis une dizaine d’années environ.
J’ai publié un livre sur ce sujet aux Presses de Sciences Po, « Pourquoi avons-nous peur de la technologie ? ». Le livre a consisté à reprendre toute la généalogie des enquêtes sur le risque initiées par Slovic et ses collègues, puis à expliquer, à faire de la pédagogie pour des lecteurs français, et surtout à essayer de voir dans quelle mesure ce type d’enquêtes pouvait s’appliquer dans notre contexte français. J’ai été amené à citer le Baromètre de l’IRSN dans ce livre, parce c’est une des seules sources de données empiriques sur le sujet. . On peut regretter que la sociologie française ne travaille pas suffisamment sur les données empiriques. Voilà pour ma carrière et pour le fait que je me suis intéressé assez tôt au nucléaire et à l’IRSN.

2 Quelles sont les informations les plus utiles ou les plus importantes pour vous dans le Baromètre IRSN ?

Daniel Boy – D’abord, il y a l’aspect baromètre qui est absolument crucial puisque l’on a toujours beaucoup de mal à avoir des données dans le temps sur la perception de risques, notamment sur le nucléaire, mais pas seulement, bien sûr. La donnée temporelle est cruciale pour moi parce qu’on essaye de comprendre des phénomènes sur des valeurs qui évoluent dans le temps. On sait bien que la perception du risque, la plus grande sensibilité aux risques, sont sur l’agenda politique depuis environ le début des années 1990, période correspondant aux affaires de vache folle et autres. Donc le fait d’avoir des données temporelles sur une assez longue période est crucial. Pour moi, c’est une bonne chose que l’IRSN maintienne le Baromètre.
Evidemment, il y a toujours dans un baromètre deux pressions contradictoires: d’un côté, avoir des nouvelles questions, une question ancienne ne semble plus adaptée, de l’autre, maintenir les questions telles quelles parce que c’est cette constance de l’outil de recueil qui permet d’interpréter et de commenter ce qui se passe dans le temps. A mon sens, il y a des moyens d’échapper en partie à cette apparente contradiction des exigences. On peut, par exemple, faire des fichiers partagés : à une moitié de l’échantillon on donne l’ancienne formulation, à l’autre moitié la nouvelle, et on compare. C’est ce que j’appelle faire un pont. En tout cas, pour moi, la première vertu de l’IRSN, c’est de garder sur la longue durée un baromètre avec les mêmes questions, même si, au bout d’un moment, les courbes n’évoluent pas toujours de façon très forte. Malgré tout, cela reste une très grande vertu de réussir à maintenir l’outil constant.

Faire des enquêtes en face-à-face aujourd’hui, compte tenu du coût, j’admire. Je trouve là aussi que c’est bien d’avoir encore du face-à-face, mais ça n’empêche pas qu’on pourrait s’interroger sur des évolutions dans le recueil de données. Dans mon centre de recherche, le CEVIPOF, nous avons beaucoup travaillé ces dernières années sur les méthodes alternatives au recueil en face-à-face, notamment sur les enquêtes en ligne, via l’Internet. On sait qu’elles ont des propriétés particulières, notamment les échantillons ont un niveau d’études encore plus élevé que dans le face-à-face, et il n’y a pas beaucoup de personnes au-delà de 70 ans. Il n’empêche qu’on est frappés, en tout cas en science politique, de voir à quel point ce mode de recueil est plutôt meilleur, par exemple, les intentions de vote correspondent mieux aux résultats réels. En science politique, nous pouvons comparer les résultats des enquêtes d’opinion à des résultats réels, à savoir l’élection, qui est une épreuve de vérité. C’est moins vrai dans d’autres domaines.
Mais je me demande si des explorations sur Internet, apportant davantage d’éléments pour beaucoup moins cher, ne seraient pas intéressantes pour l’IRSN. On pourrait par exemple faire des focus, via Internet, sur des problèmes spécifiques en essayant de les combiner avec un échantillon en face-à-face, qui répondrait à un bloc de questions classiques du Baromètre pour faire le pont d’une certaine façon. C’est une piste d’exploration..
L’avantage énorme d’Internet concerne la possibilité de palier le réflexe de désirabilité sociale. Nous nous sommes fortement documentés dans la littérature française et américaine. Il n’y a pas de doute, sur Internet, le répondant devant son écran n’a pas à faire plaisir à l’enquêteur. Nous avons trouvé, par exemple, sur des variables de perception de l’immigration des différences d’au moins 10 points de pourcentage entre un sondage par téléphone et un autre sur Internet. Sur Internet les répondants avouent par exemple plus volontiers, entre guillemets, qu’au fond ils ne tiennent pas trop à ce que les immigrés votent. C’est là le problème de la désirabilité sociale. Est-ce que ce problème joue dans les questions de perceptions des risques, je ne sais pas très bien, je n’ai pas d’hypothèse forte. Tout cela pour dire à la fois les vertus d’avoir du face-à-face et l’intérêt d’explorer des possibilités de l’Internet car celui-ci a parfois des qualités étonnantes


3 Est-ce que cela ne vaudrait pas la peine qu'un jour l'IRSN organise, soit sur son site Internet, soit à travers une journée d'étude, une sorte de confrontation des points de vue sur ce sujet ?

Daniel Boy – Oui tout à fait parce que nous aurions des choses à dire. Au CEVIPOF, depuis 2007, nous avons réalisé très systématiquement des enquêtes strictement identiques par téléphone et sur Internet. Quand je dis identiques, je veux dire que le protocole d’interview est identique. Après, quand on regarde de près les résultats, le quota de niveau d’études apparaît encore moins respecté par Internet que par téléphone. Le niveau d’étude des échantillons est déjà trop élevé par téléphone, mais il l’est encore plus sur Internet. Les sondages, en général, ont beaucoup de mal à avoir les hommes ou les femmes âgés qui n’ont pas fait beaucoup d’études, et qui représentent encore une population importante. Selon moi, ce sont des inconvénients qui petit à petit vont s’atténuer sur Internet. Je trouve donc que ce serait intéressant, effectivement, d’organiser et de réfléchir à ce que pourrait faire l’IRSN de ce point de vue.

4 Quelles sont les principales limites du baromètre IRSN, ce qu'il faudrait améliorer ?

Daniel Boy – Il y a un axe fort qui sont ces trois dimensions d’importance perçue, de confiance et de vérité de l’information. L’IRSN présente les résultats sous forme d’un graphique qui mêle ces trois dimensions. Ce mode de présentation a l’avantage d’être pédagogiquement compréhensible, il a aussi pour inconvénient de présupposer que ce sont les trois dimensions qui donnent le sens de la structure des réponses, c’est-à-dire que, au fond, on fait l’hypothèse que ce sont les trois dimensions structurantes. C’est discutable au sens où, dans une analyse factorielle, c’est le résultat qui nous donne la structure, et il n’y a pas de présupposé a priori. Autrement dit, c’est une hypothèse forte, mais, de mon point de vue, elle n’est pas complètement validée par une analyse exploratoire.

Jean-François Tchernia – Il y a des analyses factorielles qui sont faites et qui sont difficiles à communiquer dans ce rapport qui est destiné à un public assez large.

Daniel Boy – C’est toujours difficile, je suis d’accord. C’est difficile de faire comprendre que deux points qui sont proches sur un plan peuvent être très éloignés dans un autre plan. Jean Chiche et Brigitte Le Roux ont considérablement amélioré les analyses factorielles ces dernières années, notamment en travaillant maintenant beaucoup plus sur les nuages d’individus que sur les nuages de variables, et en ayant des représentations nouvelles, ce qu’ils appellent des ellipses de concentration. Ce serait peut-être intéressant que l’IRSN fasse venir Jean Chiche ou Brigitte Le Roux pour discuter decela. Il me semble qu’ils ont fait beaucoup avancer les réflexions méthodologiques. Cela dit, c’est vrai que, si le point de vue est pédagogique, cela reste extrêmement malaisé à expliquer.

Jean-François Tchernia – Par ailleurs, le projet de l’IRSN depuis plusieurs années, mais maintenant cela va se concrétiser, est de diffuser les données de manière à ce que chacun puisse les reprendre comme il les souhaite.

Daniel Boy – Quand cela arrivera, on fera sûrement ce genre d’expérimentation pour voir ce que cela donne, bien sûr. Il y a avait eu des tentatives de diffusion des données qui n’ont pas été suivies de réalisation. Je conçois que c’est toujours difficile de confier ses données, parce qu’on se demande ce que les gens vont en tirer.

Jean-François Tchernia – Je crois qu’il y a surtout un énorme travail de mise à plat et de préparation des fichiers. Il y a plus de vingt ans d’enquêtes. C’est un travail énorme qui est entrepris petit à petit maintenant.

Daniel Boy – A Sciences Po, il y a le CDSP, le Centre de Données Socio-Politiques qui essaye de faire ce type de travail. J’ai quelques fois confié des fichiers au CDSP, à titre d’exemples des fichiers issus de trois ou quatre enquêtes sur la science. Après les avoir traités, ils m’ont rendu des fichiers en très bon état avec un codebook très bien documenté.

Pour en savoir plus
BOY (Daniel), Pourquoi avons-nous peur de la technologie ? Paris, Presses de Sciences Po, novembre 2007

BOY (Daniel) et CHANVRIL (Flora), «Les représentations sociales des technologies du vivant en Europe», Sociologie et sociétés, «Quand le vivant devient politique : les avatars de la démocratie technique», 42 (2), automne 2010,
http://www.erudit.org/revue/socsoc/2010/v42/n2/045354ar.pdf

BOY (Daniel), «OGM : l’opinion des Européens», Futuribles, «Les organismes génétiquement modifiés»,n°383,mars 2012
http://dx.doi.org/10.1051/futur/383119

BOY (Daniel), «Les représentations sociales de la science», Michel Wieviorka (dir.), La Science en question(s), Les Entretiens d’Auxerre, Paris, Éditions Sciences humaines, 2014

CHICHE (Jean) et LE ROUX (Brigitte), « Développements récents en analyse des correspondances multiples », Revue MODULAD, numéro 42, 2010
http://www.modulad.fr/archives/numero-42/CHICHE-LEROUX/13-JCBLR.pdf

SLOVIC (Paul), FISCHOFF (Baruch) et LICHTENSTEIN (Sarah), « Rating the risks », Environment, Avril 1979