Depuis les années 90, le Baromètre de la perception des risques de l’IRSN permet de mettre en évidence des évolutions remarquables dans les préoccupations et les obsessions sécuritaires de nos contemporains à une époque de plus en plus marquée par l’expression d’un désenchantement technoscientifique. Ce dispositif d’enquêtes annuelles sur l’appréhension des risques par les Français constitue un outil de veille sociologique relativement unique dans l’espace francophone. À la manière d’un miroir grossissant, les données collectées par l’IRSN permettent de mettre en évidence le cycle de vie des peurs et des controverses collectives qui émergent immanquablement à l’occasion du développement de nouvelles technologies (OGM, nanotechnologies), ou de changements sociaux (terrorisme) et environnementaux (changement climatique, pandémies).
Quels sont les principaux enseignements de ces enquêtes sur le plan de la psychologie ou de la sociologie du risque ? Dans la continuité de l’approche psychométrique développée dans les années 70 autour de Paul Slovic à l’université d’Oregon, les enquêtes de l’IRSN montrent que l’appréhension des risques est largement indépendante de leur incidence statistique dans les populations concernées. Ainsi, si les cancers font sensiblement plus de victimes que les attentats terroristes dans notre pays, ils font néanmoins l’objet d’une préoccupation équivalente dans la société. De la même manière, les risques associés aux canicules ne sont pas perçus différemment de ceux des OGM, alors que la toxicité de ces derniers peine à être démontrée sur la base d’expériences scientifiques rigoureuses. In fine, les enquêtes de l’IRSN tendent à confirmer année après année les intuitions premières des pionniers de la psychologie du risque selon lesquels l’appréhension du risque est structurée pour l’essentiel par le degré d’incertitude que les acteurs perçoivent sur la nature et l’ampleur des risques associés à des activités ou des produits potentiellement dangereux, ainsi que par le sentiment de contrôle qu’ils estiment pouvoir exercer sur ces derniers. Près de 40 ans après la publication de ces travaux, on ne peut être qu’impressionné par la capacité heuristique et prédictive de ces recherches qui ont permis de dessiner une carte de la cognition sociale du risque qui en révèle les plaques tectoniques et autres zones « sismiques ».
Cependant, pour cerner toute la portée de ces enquêtes, il convient également d’en souligner les limites méthodologiques. Dans son acception la plus commune, la notion de risque renvoie à la probabilité d’un événement indésirable, et il semblerait que c’est bien cette interprétation qui est privilégiée à la fois par les enquêteurs et les enquêtés. Pourtant, une certaine confusion persiste dans ces enquêtes entre ce que les épidémiologistes appellent les « facteurs de risque » potentiels ou avérés (par exemple la pollution, les nanoparticules, les radiographies) et les conséquences négatives qui résultent de la réalisation du risque (cancers, obésité, sida). Enfin, il conviendrait sans doute de mieux préciser la nature des « risques » étudiés. Ainsi, l’alcool ou les produits alimentaires ne constituent pas des facteurs de risque à proprement parler. Par contre, la consommation excessive d’alcool ou d’aliments trop gras ou trop sucrés sont bien des facteurs de risque pour les cancers et les maladies cardiovasculaires. En d’autres termes, on mélange dans les questions des concepts différents, ce qui rend parfois certains résultats difficiles à interpréter. S’agissant du baromètre de l’IRSN, même si on peut comprendre qu’il soit difficile de faire évoluer les questionnaires en cours de route (au risque d’interrompre de longues séries de données), il conviendrait toutefois d’être plus cohérent dans le choix des libellés des prochaines enquêtes.
L’auteur
Jocelyn Raude est maitre de conférences en psychologie sociale à l’École des Hautes Etudes en Santé Publique, Rennes, et chercheur à l’Unité des Virus Emergents (Aix-Marseille Univ-IRD 190-Inserm 1207), Marseille.