Christelle Craplet est directrice de clientèle au sein du département BVA Opinion
Quelques mots sur votre parcours…
Christelle Craplet – Je suis aujourd’hui directrice de clientèle au sein du département BVA Opinion que j’ai rejoint en 2016 après avoir travaillé pendant 10 ans au sein du département opinion de l’institut d’études Ipsos. J’ai été amenée au cours de ces années à travailler sur les problématiques nucléaires, qui sont particulièrement intéressantes à analyser dans la durée. Pour ce qui concerne ma formation, j’ai passé une maîtrise d’histoire et suis diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris.
Quelle appréciation portez-vous sur un outil de suivi de l’opinion tel que le Baromètre IRSN ?
Christelle Craplet – Le concept de « baromètre », c’est-à-dire d’observation d’un sujet sur plusieurs années, me semble riche d’enseignements pour un secteur comme le nucléaire où l’on constate – sur le long terme et pas forcément d’une année sur l’autre – une évolution des mentalités, l’émergence de tendances, l’importance croissante ou décroissante de certains sujets. Le Baromètre IRSN est également un outil intéressant pour mesurer l’impact de l’actualité, pour voir comment elle fait bouger les lignes. Et force est de constater que, dans le domaine nucléaire, l’actualité a été riche avec en particulier l’accident de Fukushima-Daiichi qui a eu une incidence en France sur la perception qu’ont nos concitoyens de l’énergie nucléaire. Il en va de même pour le débat sur la fermeture de Fessenheim ou les difficultés qu’ont pu rencontrer de grands acteurs du secteur , autant de sujets qui ont alimenté une actualité permanente à propos du nucléaire.
Quels enseignements vous semblent les plus significatifs à la lecture des résultats du Baromètre 2017 ?
Christelle Craplet – Plusieurs choses m’interpellent, car elles illustrent bien le rapport ambivalent qu’entretiennent les Français avec le nucléaire : tout d’abord de vraies craintes à l’égard des accidents et de leurs conséquences. Les réponses aux questions de l’enquête du Baromètre montrent que nos concitoyens ne perçoivent guère le risque de gravité intermédiaire mais bien plus celui d’une catastrophe comme celle de Tchernobyl ou de Fukushima-Daiichi. Alors que le souvenir de Tchernobyl commençait à s’estomper dans les mémoires, l’accident de Fukushima-Daiichi a ravivé ces craintes parce qu’il s’est produit dans un pays très développé, très avancé au plan technologique. Il y a donc un substrat dans l’opinion des Français qui veut que si quelque chose doit se produire, ce sera nécessairement quelque chose de grave. À cet égard, il est frappant de constater que 2 répondants sur 3 pensent qu’un tel accident peut survenir en France. Et dans le même temps, on constate que les Français estiment que globalement, un haut niveau de sûreté est assuré dans notre pays et que le nucléaire est indispensable à l’indépendance énergétique de la France. C’est d’ailleurs le principal argument en faveur du nucléaire, même s’il a un peu tendance à décliner. Les Français ont le sentiment que l’industrie nucléaire demeure quelque chose de très important en France, malgré les difficultés qu’elle peut connaître et malgré la bonne opinion qu’ils ont du développement des énergies vertes.
On observe en 2016 un recul assez sensible du niveau de compétence et de crédibilité perçu par les Français, comment l’interpréter ?
Christelle Craplet – En ce qui concerne les acteurs du nucléaire, on constate une dichotomie entre compétence et crédibilité. Pour ce qui est de la compétence, le nucléaire apparaît encore comme le fleuron de l’industrie française, même si cette perception tend en effet à s’étioler. Mais il y a plus que jamais cette interrogation concernant la transparence du secteur : nous dit-on vraiment tout ? L’information qu’on nous donne est-elle crédible, ne cache-t-elle pas quelque chose ? Un tel hiatus entre compétence et crédibilité se constate sur la plupart des sujets – on sent une défiance croissante à l’égard des grands acteurs institutionnels, à commencer par le gouvernement, les politiques, les syndicats et les médias –, mais ce hiatus est particulièrement sensible sur celui du nucléaire. Je dirais que, d’une manière générale, les gens s’estiment toujours plutôt sous-informés et aimeraient en savoir plus. Mais dans le cas du nucléaire, il y a un soupçon de dissimulation de certaines choses, soupçon développé à la suite de l’accident de Tchernobyl où le nuage radioactif se serait arrêté à la frontière… Cette désinformation a profondément marqué les esprits. Nous avons eu l’occasion, au titre de plusieurs études, d’interroger les Français sur ce qu’ils pensent du nucléaire et nous avons constaté que, 30 ans après, le souvenir de Tchernobyl restait prégnant.
J’ajouterai que l’expert, le scientifique, est traditionnellement auréolé d’une image non seulement de compétence par rapport à son sujet, mais aussi d’honnêteté et d’indépendance de jugement par rapport à des intérêts privés. Toutefois, on remarque que cette image a aujourd’hui tendance à se ternir, car plusieurs cas de collusion entre des scientifiques et des entreprises qui les ont rémunérés pour des études ont semé le trouble dans l’opinion publique. Le développement des réseaux sociaux, en favorisant une propagation rapide et large de ce genre d’informations, contribue à cette érosion de la crédibilité de l’expert… comme de tous les autres acteurs d’ailleurs institutionnels au sens large.
À cet égard, notez-vous une spécificité du nucléaire par rapport à d’autres industries à risque ?
Christelle Craplet – Je crois pouvoir dire que le cas du nucléaire est un peu particulier car, si les Français estiment que le risque existe ni plus ni moins pour le nucléaire que pour d’autres industries comme la chimie par exemple, ils pensent en revanche que les conséquences seraient bien plus dramatiques en cas d’accident, ce qui place le nucléaire sur une autre échelle de gravité. Encore une fois, l’accident de Fukushima-Daiichi, survenu dans un pays où on l’attendait pas, a ravivé des craintes chez nos concitoyens, craintes toutefois tempérées par le fait que les éléments déclencheurs de l’accident – un très puissant séisme suivi d’un gigantesque raz-de-marée – sont des événements que les Français estiment plus qu’improbables dans notre pays. Suite à de tels événements, on constate à la fois un fléchissement immédiat des courbes de perception et un retour assez rapide au niveau antérieur, ce qui témoigne d’une certaine confiance dans la sûreté nucléaire en France. J’ajouterais que des points de vigilance apparaissent, liés entre autres au vieillissement du parc nucléaire français. Nos concitoyens se posent la question du bien-fondé de prolonger la durée de vie des centrales, même si des actions sont menées en conséquence en matière de sûreté. On nous explique que les centrales ont été conçues pour 40 ans, puis qu’on pourrait passer à 50 ans, voire 60 … Les Français ont pu se demander jusqu’où l’industrie nucléaire comptait aller. Le débat sur Fessenheim a probablement cristallisé certains questionnements sur ce sujet et sur l’opportunité de poursuivre dans le « tout nucléaire ». Je ne pense pas qu’un vent antinucléaire souffle sur la France, mais qu’une vision plus équilibrée du mix énergétique, avec le développement des renouvelables, a la faveur de la plupart de nos concitoyens.
Depuis son origine, le Baromètre IRSN a conservé la même méthode d’enquête, à savoir des interviews en face-à-face avec un échantillon de sondés représentatif de la population française. Quel commentaire ceci appelle-t-il de votre part ?
Christelle Craplet – Un baromètre ayant pour rôle de mesurer la variation d’une perception dans le temps par rapport à un sujet, cet objectif plaide en faveur du maintien à la fois d’une même formulation des questions et d’un même mode de recueil des réponses, faute de quoi les comparaisons entre les différentes années pourraient apparaître biaisées. Ceci dit, d’autres méthodes d’enquête que l’interview en face-à-face se sont généralisées au fil du temps, comme les interviews téléphoniques ou, plus récemment, les questionnaires administrés sur Internet. Il faut être conscient que chaque méthode présente ses qualités et ses défauts. Si le face-à-face permet, d’obtenir des réponses mieux motivées – notamment pour des questions ouvertes –, Internet permet en revanche de capter plus facilement des opinions négatives ou « taboues », notamment sur des questions assez sensibles. On pourrait imaginer de passer d’un mode de recueil à l’autre dans le cadre du Baromètre, mais les variations constatées dans les réponses seraient alors difficiles à interpréter : comment déterminer si celles-ci sont liées à une véritable évolution d’opinion ou au changement du mode de recueil ? La comparabilité des résultats après un changement de méthode est un débat que nous avons souvent eu dans un institut d’études comme BVA, en particulier pour ce qui concerne les questions de nature assez politique. Nous pensons en fait que la meilleure solution consiste à utiliser en parallèle, pour une période transitoire, l’interview en face-à-face et le questionnaire administré sur Internet, afin de disposer de clés de lecture des différences constatées par rapport aux enquêtes menées les années précédentes.
Constate-t-on des différences entre certaines catégories de répondants et l’ensemble d’entre eux ?
Christelle Craplet – Quelques-unes en effet. Nous avons fait l’exercice en isolant par exemple les répondants qui habitaient à proximité d’installations nucléaires et nous avons constaté des écarts avec la moyenne nationale, dans le sens d’une moindre sensibilité au risque. Les riverains de sites nucléaires semblent ainsi plus pro-nucléaires que la moyenne des personnes interrogées. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que beaucoup d’entre eux soit y travaillent eux-mêmes ou ont parmi leurs proches quelqu’un qui y travaille. Une autre explication est une mise à distance du risque qui conduit à éviter d’y penser, ce qui serait psychologiquement lourd au quotidien. Ainsi, quand on demande aux répondants leur avis au sujet de l’affirmation selon laquelle « les risques dans les installations nucléaires ont diminué depuis 10 ans », 16 % de la population générale est d’accord avec cela, et ils sont 24 % à le penser parmi les riverains de centrales nucléaires. On constate le même écart à propos de l’affirmation selon laquelle « les risques dans les installations nucléaires vont diminuer dans les 10 ans à venir » : 20 % des répondants sont d’accord pour la moyenne nationale contre 34 % pour les riverains de centrales nucléaires. D’une manière générale, on note également sur le nucléaire des différences de perception sur le plan sociodémographique avec des populations plus réfractaires que d’autres de manière tendancielle, notamment les femmes, les personnes qui ont des enfants ou les jeunes. C’est intéressant de se livrer à ce type d’analyse, car ce sont des caractéristiques que l’on trouve dans toutes les enquêtes. Un travail spécifique sur ces catégories permettrait d’enrichir et de nuancer la réflexion menée aujourd’hui sur la base de l’ensemble des réponses apportées.
Comment les perceptions actuelles vous paraissent-elles susceptibles d’évoluer ?
Christelle Craplet – Observera-t-on par exemple une évolution tendancielle en matière de confiance dans les experts et une perception renforcée du risque ? Ce que l’on peut dire à ce jour, c’est qu’on constate une progression de la perception que le risque va augmenter à l’avenir, un sentiment de moindre compétence des acteurs du nucléaire même si les résultats demeurent positifs, une impression qu’on nous cache peut-être des choses… On est peut-être arrivé à un point de vigilance accrue dans l’esprit des Français qui se disent que, si les choses se passent bien pour le moment, il y a des incertitudes pour ce qui concerne l’avenir. Dans ce contexte, il est important que le Baromètre continue de faire œuvre utile en traduisant l’évolution de l’opinion sur des questions aussi essentielles.