Dans le débat nucléaire français, l’interrelation et la coproduction entre technologie et politique ne sont pas suffisante pour apaiser les craintes.
Publié en octobre 2018
Le Baromètre IRSN nous rappelle que la technologie n’est jamais neutre et que l’interrelation entre société et technologie est intrinsèquement politique. « Tchernobyl », sujet récurrent dans le débat nucléaire français, en est un exemple évocateur : 32 ans après, la question des effets sanitaires en France de l’accident reste un sujet de controverse. Cette controverse est déterminante pour le niveau de confiance du public envers les experts et les institutions du nucléaire.
Si l’on considère le fait que seulement 8 % des personnes interrogées estiment que l’on dit la vérité sur les dangers des retombées radioactives de Tchernobyl en France (faisant de Tchernobyl le sujet le moins crédible parmi les situations à risques), il est remarquable que l’IRSN soit considéré comme crédible par près de 50% des Français. Cela signifie qu’à la faveur de la restructuration du système public de sûreté et de radioprotection intervenue après l’accident de Tchernobyl, ce nouvel acteur du secteur nucléaire est parvenu à se forger une crédibilité et à tourner la page du SCPRI et de Pierre Pellerin. Cependant, le fait que la principale institution en charge de la radioprotection et de la sûreté nucléaire ne parvienne pas à recueillir la confiance ne serait-ce que de la moitié de de la population française en dit long sur le fond du problème : la question de la formation des élites, celle des interconnexions entre les milieux politiques et économiques, et celle de l’inclusion ou de l’exclusion des points de vue critiques au sein des domaines universitaires et politiques. Ces questions ne sont pas propres au secteur nucléaire, elles parcourent les débats politiques dans de nombreux autres domaines. Mais c’est dans le nucléaire que les promoteurs de l’atome se sont évertués à dépolitiser le débat pour aboutir à des résultats inverses à l’effet recherché.
Si l’on veut dialoguer sur les sujets de controverses technologiques en prenant au sérieux les concepts de développement durable et d’innovation responsable, il n’est pas suffisant d’« éduquer » les opposants pour leur faire accepter une technologie. Il faut soulever les aspects politiques inhérents à cette technologie. Cela implique, par exemple, de ne pas seulement interroger les peurs des opposants mais également de remettre en question la rhétorique des partisans et les scénarios effrayants qu’ils évoquent pour promouvoir une technologie.
Tant que l’interrelation et la coproduction entre technologie et politique ne sera pas prise en compte dans le débat nucléaire français, il est peu probable que le risque nucléaire perçu décroisse, car il n’est pas seulement question de risque technologique mais de risques politiques également.
La société devient de plus en plus consciente de l’interconnexion entre les risques technologiques, environnementaux et politiques, et des défis que ces interconnexions représentent. Il n’est pas étonnant que 45% des Français pensent que les risques liés aux installations nucléaires seront plus élevés dans 10 ans qu’ils ne le sont aujourd’hui. Mais tandis que le monde des décideurs a évolué pour rendre la société résiliente, les Français insistent sur la prévention : 93 % déclarent que « Les responsables de sites nucléaires doivent protéger leurs installations de tous les risques, même ceux jugés très improbables. » Dans une société aux risques globalisés, cela est tout simplement impossible. Par conséquent, le principal opposant au nucléaire pourrait bien être la prétention de rendre la technologie sûre, en toute circonstance, y compris pour des scénarios que l’on n’imagine même pas.
Biographie de l’auteur
Karena Kalmbach est professeur d’histoire à la Technische Universiteit Eindhoven. Elle a mené des recherches approfondies sur l’influence des politiques nucléaires nationales et internationales sur les débats concernant les effets sanitaires de l’accident de Tchernobyl en France et au Royaume-Uni, et sur la manière dont la commémoration de l’accident a été utilisée en appui à des arguments politiques. Elle a obtenu un doctorat en histoire à l’European University Institute de Florence et reçu plusieurs bourses qui lui ont permis d’étudier à l’Université de Lausanne, à l’École Normale Supérieure, à Sciences Po et à l’University of California. Elle détient également un Master en histoire, sciences politiques et communication de la Freie Universität Berlin.