Le Baromètre IRSN, le rôle de l’expertise et l’incertitude scientifique
Publié en octobre 2018
La confiance en la science suffit-elle à entraîner la confiance dans ses usages ? Ce qu’on appelle expertise, ce n’est pas l’activité scientifique elle-même, la production de connaissances, mais bien plutôt l’art du passage des connaissances vers l’action, de l’usage des sciences, de leur application à des situations concrètes, porteuses d’enjeux individuels et collectifs de santé, de sécurité, de bien-être, de prospérité…
En réunissant dans le syntagme « expertise scientifique » un rôle (celui de l’expert) et une qualité (la scientificité), le questionnaire du baromètre attire sans doute vers l’expertise un peu du crédit dont bénéficie la science. Mais si l’expertise consiste bien dans la mobilisation des connaissances utiles en vue d’une décision, alors l’une des différences majeures avec le travail scientifique réside dans son rapport à l’incertitude ; au sein du champ scientifique « pur », l’incertitude n’est pas en soi un problème, c’est une incitation à poursuivre les recherches ; en situation d’expertise en revanche, s’il y a une incertitude chez les experts, il n’en demeure pas moins que quelqu’un (citoyen ou élu) doit décider, parfois dans l’urgence, d’engager, de poursuivre, de suspendre une action – ou de ne pas le faire.
Le Baromètre IRSN permet de repérer dans l’opinion une ambivalence à ce sujet ; si les Français semblent en majorité vouloir que l’on soit « certain des avis des experts scientifiques avant d’informer les populations » et considérer que « l’incertitude scientifique » est une « bonne raison d’empêcher la diffusion des résultats d’une expertise », ils considèrent également « normal », à une majorité écrasante de « prendre toutes les précautions, même lorsque les experts scientifiques n’ont que des doutes » ! Mais comment faire état de ses doutes si l’on n’est censé s’exprimer que lorsqu’on est enfin certain ? C’est notamment la place de la fonction d’alerte qui se joue dans ces tensions entre le désir de certitude et la conscience qu’il faut souvent – presque toujours – décider et agir sans tout savoir.
À qui faut-il alors dispenser le savoir utile pour la décision ? Ici s’invite la question démocratique, et avec elle la tension entre la sophistication des savoirs à mobiliser pour évaluer les risques et la nécessité de les faire partager au plus grand nombre. Quelles modalités privilégier pour réussir ce partage ? Il ressort de cette livraison du Baromètre une tendance légère, mais néanmoins lisible sur les dix dernières années : les Français semblent témoigner d’une distance grandissante à l’égard des dispositifs de participation citoyenne à l’expertise – j’en veux pour signe le recul de deux indicateurs, celui qui porte sur le caractère prioritaire des « réunions publiques pour débattre des travaux d’expertise » et celui par lequel les sondés se disent « prêts à consacrer du temps pour participer à des réunions d’information et de concertation ». À l’inverse, ils semblent de plus en plus nombreux à considérer comme essentiel le fait d’avoir « soi-même accès aux dossiers » des rapports d’expertise.
Faut-il y voir un début de lassitude, après la multiplication d’exercices participatifs qui n’auraient pas été à la hauteur des attentes ? Et peut-on dire que se dessine un modèle privilégiant l’accès direct et individuel aux données de la science, au détriment des démarches collectives de médiation et de concertation ? Les prochains baromètres nous éclaireront sans doute sur ce point, mais il est à craindre que la seule accessibilité de l’information scientifique ne règle pas la question de sa lisibilité et de la capacité des citoyens à se l’approprier, individuellement et aussi collectivement.
Biographie
Chef de projet au département Société et politiques sociales de France Stratégie, Daniel Agacinski est professeur agrégé de philosophie. Au sein de l’organisme de prospective publique, il suit notamment les questions d’éducation. Il s’attache aussi à l’enjeu de la confiance dans les institutions : c’est à ce titre qu’il a coordonné la rédaction du rapport Lignes de faille. Une société à réunifier (2016) et le séminaire « Paroles d’experts : pour quoi faire ? » (2017-2018), duquel est issue une note de synthèse (L’expertise face à une crise de confiance ?, 2018, avec Virginie Gimbert et Béligh Nabli).