Point de vue – Oscar NAVARRO

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Le Baromètre de l’IRSN sur la perception des risques en France constitue un outil d’information qui dépasse la simple enquête d’opinion pour devenir un outil scientifique de référence permettant d’analyser l’évolution des connaissances, inquiétudes et expectatives des Français à propos des risques.

 

Les approches classiques en psychologie sur la perception du risque permettent d’identifier les différents facteurs expliquant la sensibilité face au risque, le jugement de sa dangerosité, de sa probabilité d’occurrence et de la vulnérabilité perçue. La perception des risques exprime l’évaluation du niveau de menace ressentie par les individus, en fonction de leur sentiment d’exposition ou de leur capacité à faire face aux risques. La perception du risque renvoie en effet à une lecture plutôt intra‑individuelle, dans le sens où elle interroge la pensée et les émotions des individus à propos d’une menace. Cependant, les évaluations des individus ne sont pas la résultante d’une expérience directe et objective, mais elle se fonde, le plus souvent, sur des expériences indirectes, à travers des récits, des informations et autres formes de connaissances accessibles et partagées par les individus à travers différentes formes de communication. Autrement dit, la perception d’un risque est construite socialement, actualisée dans les discours des individus et fortement marquée par les rapports sociaux. Ainsi, la perception d’un risque est tributaire des représentations sociales des enjeux que celui‑ci engendre, de la place qu’il occupe dans les communications sociales, des phénomènes d’amplification ou au contraire d’atténuation sociale.

Les résultats des enquêtes du Baromètre de l’IRSN pourraient répondre à cette perspective d’analyse des enjeux à propos des risques. La théorie des représentations sociales, élaborée par le psychologue social français Serge Moscovici en 1961, a eu un succès international car elle permet d’étudier des problématiques sociales complexes, d’analyser les risques en intégrant cette dimension sociale et historique dans la formation de la pensée humaine. Cette approche permettrait d’intégrer la nature affective de la pensée et son ancrage dans la mémoire, les croyances et les valeurs culturelles. Les représentations sociales sont considérées comme des formes de pensées partagées par un groupe social, permettant de comprendre leur réalité commune et de guider leurs actions. Cette approche méthodologique et analytique permettrait d’apprécier la complexité de l’évaluation des risques. Des résultats qui présentent des risques perçus comme faibles par la population ont tendance à inquiéter les autorités ou poussent à des interprétations hâtives en concluant à une sorte de « déni » du risque. En effet, une perspective classique de la perception du risque cherche à mesurer le « tonus » émotionnel des répondants en s’intéressant notamment au niveau d’inquiétude ou de préoccupation des individus comme étant l’indicateur fondamental de cette perception. Or, la littérature scientifique montre que la « peur » constitue l’expression d’une inquiétude mais que celle‑ci peut être modulée par d’autres aspects liés à la menace elle‑même ainsi qu’aux conditions sociales et institutionnelles de sa gestion. Ainsi, nous considérons la perception du risque comme une forme de connaissance sociale, s’actualisant au niveau individuel et circonscrite aux contraintes environnementales et situationnelles, influencée par des formes de pensées plus complexes ancrées dans l’histoire du groupe et soumises aux échanges sociaux et aux formes de communication sociale.

Sur le plan méthodologique, les outils utilisés par le Baromètre de l’IRSN pour mesurer la perception du risque sont particulièrement intéressants. Ils ne constituent pas seulement une sorte de « thermomètre » du niveau d’inquiétude du « public », descriptif donc, mais offrent la possibilité de mener des analyses corrélationnelles ou même explicatives en mettant en lien des variables évaluées et ainsi formaliser des hypothèses théoriques. Par exemple, un élément qui paraît important est la hiérarchisation des risques d’origines ou de caractéristiques différentes, donnant la possibilité de déterminer leur saillance sur une période, mais également d’apprécier des évolutions possibles selon des conditions environnementales, sociales ou politiques. Des différences entre catégories sociales sont appréciables, ce qui permet de préciser ce rapport avec le risque, qui est différent selon le niveau d’implication personnelle et les appartenances sociales. Un élément dans cette nouvelle version du Baromètre est l’intégration d’une question d’association des mots avec le mot inducteur « nucléaire ». Ce type de technique permet d’analyser le champ sémantique de la représentation sociale du risque nucléaire, ainsi que d’identifier une hiérarchie entre les éléments le constituant, ce qui permet de comprendre la signification attribuée à l’objet et éventuellement d’apprécier des différences entre des catégories de personnes.

Un deuxième élément qui paraît important dans la démarche du Baromètre de l’IRSN est le fait de qualifier le risque pour soi et ses proches versus le risque pour les Français de façon générale. Cela donne deux possibilités d’analyse : d’une part, il est possible d’identifier une sorte de mise à distance par rapport au risque personnel, illustrant ce qu’il est convenu d’appeler théoriquement un effet d’optimisme comparatif, c’est‑à‑dire, la tendance à sous‑estimer le risque pour soi et surestimer le risque pour d’autres. Cela évoque une forme de distance sociale par rapport à la menace, permettant de gérer les émotions négatives que le risque engendre, lorsque celui‑ci est très saillant dans la communication sociale. Pour illustration, dans l’édition 2023 du Baromètre de l’IRSN, les incendies de forêts sont considérés comme un « risque élevé » pour 70 % des Français lorsqu’ils répondent pour « les Français en général » et 36 % lorsqu’ils répondent pour « soi et ses proches », tout comme pour les canicules considérées à 62 % comme un « risque élevé » lorsque l’on répond pour les Français et 47 % lorsque l’on répond pour soi. Un troisième élément d’intérêt de ce Baromètre est l’ensemble des questions qui s’intéressent à la confiance, notamment à propos des institutions scientifiques et de façon générale à la confiance dans les institutions en charge de la gestion des risques. Si le niveau d’information est considéré comme un facteur expliquant la perception des risques, le rôle de la confiance dans les institutions est considéré dans la littérature scientifique comme un facteur fondamental, non seulement sur la perception, mais également sur la mise en place ou non des comportements de protection. En effet, un haut niveau de confiance dans les institutions réduit la perception du risque. C’est le cas pour le sida et de la radiographie médicale qui ont à égalité le score de confiance le plus élevé (40 %) et qui sont considérés comme des risques élevés respectivement par 27 % et 21 % des Français, les positionnant à la 21e et 23e position (classement sur 25 avec ex æquo) parmi les 32 risques interrogés. Néanmoins, le cancer, malgré un score de confiance de 35 %, est pourtant le risque perçu comme le plus élevé par les Français (76 %). La confiance fait partie d’un ensemble de facteurs qui doivent être étudiés à travers un mécanisme commun. Elle peut être définie comme un état psychologique marqué par le sentiment de se fier à quelqu’un d’autre, une personne ou institution. Ainsi, l’ensemble des questions formulées dans ce Baromètre offre une base empirique riche pour identifier l’incidence de cette dimension, interrogeant le rôle et la légitimité de la science ou des connaissances scientifiques (versus connaissances du sens commun). Finalement, cet outil de connaissance qu’est le Baromètre de l’IRSN apporte des éléments de réflexion permettant de mieux adapter ou de rendre plus efficace la communication sur les risques. Plus largement, c’est la question de l’implication des citoyens dans la gestion des risques qui est posée, en tant qu’acteur de sa propre protection, incitant à la participation et au dialogue citoyen qui permettra de rendre les politiques de protection et gestion des risques plus pertinentes et efficaces.

 

L’auteur

Oscar NAVARRO est professeur de psychologie sociale et environnementale à l’université de Nîmes. Ses travaux s’inscrivent dans l’analyse des facteurs psychosociaux et environnementaux qui peuvent intervenir dans l’évaluation et la gestion des risques environnementaux d’origine anthropique, et ceux liés au dérèglement climatique. Il est chercheur principal dans plusieurs projets financés par l’Agence Nationale de la Recherche et par Horizon Europe.