Point de vue – Matthieu Schuler

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Par Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques à l’Anses.

La prise en compte des opinions citoyennes : dialogue ou expertise ?

L’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) intervient dans un champ large d’expertise scientifique qui englobe à la fois la sécurité des aliments et des produits de consommation, les risques liés à l’environnement et au travail, les produits phytopharmaceutiques, la santé et bien-être animal, etc. De ce fait, elle occupe une position privilégiée pour observer les regards contrastés que portent les Français sur l’expertise de ces risques. Si l’Agence peut être portée aux nues lorsqu’elle se positionne en situation d’alerte, a fortiori sur des risques que le public considère comme subis (substances chimiques dans les couches pour bébé par exemple), elle peut tout aussi bien être vouée aux gémonies lorsque les résultats des expertises ne sont pas assez tranchés, ou qu’ils sont clairs mais qu’ils heurtent des aspirations sociétales fortes (autorisation de mise sur le marché des pesticides).

Deux éléments attirent particulièrement l’attention dans les résultats de l’édition 2019. L’augmentation systématique du nombre de « non répondant » d’abord. Cette évolution est-elle propre à cette section du Baromètre (regard des français sur l’expertise) ? Si oui, on pourrait y voir le signe d’un brouillage des repères envers l’expertise scientifique, qui doit faire réfléchir. Mais le résultat qui frappe le plus est l’augmentation significative des personnes d’accord et peut-être d’accord avec la proposition « les experts doivent davantage tenir compte de l’opinion de la population avant de rendre un avis ». Le chiffre de 76 %, qui constitue à la fois un point haut historique et l’accélération d’une tendance observée sur plusieurs années, interpelle forcément l’Anses.

Avec cette clé de lecture, on interprète mieux d’autres résultats qui pourraient sembler presque paradoxaux dans le paysage de l’évaluation des risques : le recul de l’importance de la compétence scientifique comme qualité des experts, la décrue significative de la demande d’accessibilité des productions des experts (qu’il s’agisse de la publication ou du caractère compréhensible des documents), le caractère secondaire de la déclaration des liens avec les industriels.

En poursuivant l’analyse, cette notion de « plus tenir compte de l’opinion avant d’émettre un avis d’expertise » ne paraît pas pour autant le reflet d’une attente accrue de participation. Les structures réunissant les différentes parties prenantes sont plus que jamais identifiées comme une source d’information fiable mais, interrogés sur leur volonté d’y consacrer du temps, les Français ne montrent pas une capacité de mobilisation forte et attendent plutôt un rôle accru des ONG. Ainsi, l’attente sur la prise en compte des opinions ne procède pas tant d’une volonté des citoyens de s’inscrire dans un débat scientifique que d’une attente que l’expertise soit à l’écoute de ces opinions.

Un dernier point nous interpelle, la montée du secret des affaires parmi les motifs considérés comme recevables de non publication des avis : il va à l’encontre des tendances dans notre champ d’action, à l’instar de la « Food law » européenne qui promeut une accessibilité accrue aux données que les industriels fournissent pour l’expertise des produits phytopharmaceutiques.

Les attentes des Français quant à la prise en compte de leur avis dans l’expertise vont-elles se confirmer ? L’Anses sera attentive aux résultats de l’édition 2020 du Baromètre. Cette demande soulève, tant pour les processus d’expertise que pour les instances de dialogue, des questions de méthode. Elle souligne par ailleurs l’importance de réaffirmer les différences de registre entre science et opinion, l’expertise étant fondée sur des processus exigeants sur la pesée du poids des preuves et des incertitudes. Toutefois, il est et restera hautement souhaitable d’accroître la compréhension mutuelle, sans s’obliger à se convaincre. Le principe du contradictoire – ici des opinions et des avis scientifiques – doit rester une pierre d’angle des lieux où se partagent les points de vue en matière d’évaluation et de gouvernance des risques.

 

Retrouver l’intégralité du texte dans Les essentiels du Baromètre IRSN 2019, page 24.