Point de vue – Francis Chateauraynaud

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«  Il serait intéressant d’organiser avec le concours de l’IRSN un atelier de discussion conviant différents analystes à confronter leurs réflexions sur les formes de mesure de l’opinion dans un monde complexe. »

Francis Chateauraynaud pour le Baromètre IRSN 2017

 

Une des principales différences entre les approches retenues par l’IRSN dans son Baromètre et par le Groupe de sociologie pragmatique et réflexive (GSPR) que je dirige au sein de l’École des hautes études en sciences sociales tient au fait que nos travaux s’intéressent moins à l’opinion en tant que dynamiques d’acteurs qui portent des discours et des causes, c’est-à-dire au cheminement par lequel se développent des préoccupations comme celles relatives aux perturbateurs endocriniens ou à la radioactivité. Le Baromètre IRSN constitue, de par ses 30 années d’existence, un outil précieux de suivi des variations de l’opinion.

Une autre manière de mettre en perspective les résultats du Baromètre pourrait être le constitution d’un panel de citoyens invités à évaluer les questions posées dans le cadre de l’enquête et les réponses obtenues. Cela contribuerait à ouvrir l’espace des interprétations de ce que le Baromètre est capable de donner à voir ou non. Je pense par exemple aux interactions entre les thèmes abordés ; si l’on prend les centrales nucléaires d’un côté et les déchets radioactifs de l’autre, on voit bien que les problématiques qu’ils engendrent ne peuvent pas être déconnectées. Les centrales génèrent des déchets, et le projet de stockage Cigéo ne peut être dissocié des projets de démantèlement – ou de construction – de centrales nucléaires.

Le GSPR a développé un logiciel dénommé Marlowe, qui explore des sources disponibles sur le Web (articles, dépêches, blogs, etc.) pour en extraire des configurations discursives autour de questions jugées pertinentes et développer une forme de « commentaire » qu’il dépose automatiquement sur son blog tous les soirs, d’où son appellation de « chroniqueur numérique ». On peut envisager de comparer les sujets de préoccupation des Français retenus dans le Baromètre IRSN avec ceux identifiés par cet outil de web crawling doublé d’un interprète virtuel. On constaterait par exemple l’absence de multiples sujets. On peut penser au dopage, aux gaz de schiste, à la vaccination ou à la souffrance animale, autant de causes qui ont suscité de nombreuses mobilisations, concernant des publics multiples et conduisant parfois le gouvernement à légiférer.

Enfin, alors que la montée en puissance des médias sociaux perturbe les instruments de mesure de l’opinion, accélère les reconfigurations et fragmente les publics, il serait intéressant d’organiser, avec le concours de l’IRSN, un atelier de discussion conviant différents analystes à confronter leurs réflexions sur les formes de mesure de l’opinion dans un monde complexe.

 

À propos de l’auteur

Francis Chateauraynaud est directeur d’études à l’Écoles des hautes études en sciences sociales et a fondé en 2003 le groupe de sociologie pragmatique et réflexive qu’il dirige aujourd’hui. Avec ses collègues, il explore de multiples voies de recherches autour des alertes et des risques, tout en incarnant un courant de la sociologie contemporaine inspiré par la philosophie pragmatiste américaine. Il est auteur ou coauteur de plusieurs ouvrages proposant des concepts et des outils pour saisir les processus critiques, parmi lesquels Les Sombres Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque (1999 ; rééd. 2013), Argumenter dans un champ de forces. Essai de balistique sociologique (2011), Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations (2017).